The Weaponisation of everything
Par Lilou Berenguier
Publié avec l’aimable autorisation des Presse de Science Po. Référence : Berenguier, Lilou. « Mark Galeotti, The Weaponisation of Everything: A Field Guide to the New Way of War, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 2022, 248 pages », Les Champs de Mars, vol. 37, no. 2, 2021, pp. 205-207
The Weaponisation of Everything : A Field Guide to the New Way of War, essai percutant de Mark Galeotti, russologue associé au Royal United Services Institute, dresse un panorama des formes de conflictualité dites « hybrides » ou « sous le seuil » et des théâtres sur lesquels les puissances s’y livrent. Les opérations sous le seuil se couvrent d’une certaine ambiguïté et relèvent de la notion de « guerre politique », décrite par George Kennan comme « l’emploi par une nation de tous les moyens à sa disposition, à l’exception de la guerre, pour atteindre ses objectifs ».
Constatant la raréfaction des conflits ouverts interétatiques, à mesure que le coût de la guerre, à la fois financier, humain et politique, s’est accru, Galeotti affirme que la confrontation entre États tend désormais à se jouer hors de la chose armée, transformant ce faisant des domaines d’interdépendance tels que le droit, l’aide au développement, la culture et l’information en champs de bataille.
Les opérations sous le seuil ne marquent pas tout à fait une « nouvelle façon de faire la guerre ». Elles s’inscrivent au contraire dans une longue tradition, en pleine « Renaissance » : pour Galeotti, qui s’appuie sur de nombreux exemples historiques, la recrudescence de ces pratiques évoque la compétition stratégique des cités-États italiennes aux xiv et xvie siècles. Cette « renaissance de l’arsenalisation » (chapitre 1) prend racine dans un monde à l’instabilité croissante, fragmenté par le recul de l’État et la montée en puissance des acteurs privés, l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, et même de la gig economy (l’équivalent de « l’uberisation »). Le retour du mercenariat, à l’image du groupe paramilitaire russe Wagner, illustre tant la convergence de l’externalisation de la force armée à des acteurs privés, la répugnance des États à y avoir explicitement recours et l’ubérisation de l’économie, que l’avènement de ce que A. Krieg et J.-M. Rickli appelaient en 2019 l’ère de « la guerre par supplétifs ». L’externalisation de la force armée mais aussi du renseignement se fait en parallèle d’une multiplication des missions des armées et de la militarisation du discours civil (chapitre 3), les deux tendances découlant de l’élargissement de la notion de sécurité.
La deuxième partie examine les stratégies de guerre par l’économie employées par les États, des sanctions économiques contre l’Iran et la Russie aux projets de grande envergure comme les nouvelles routes de la soie chinoises. Pour l’auteur, ces outils de coercition économique ont une efficacité limitée face aux coûts engendrés : les sanctions de l’Union européenne contre la Russie après l’annexion de la Crimée en 2014, ont moins coûté à Moscou qu’aux pays membres, et la BRI s’enlisait déjà avant le ralentissement économique de la Chine dû à la pandémie de Covid-19. La subversion économique, par le lobbying ou la cooptation d’individus influents, avec l’exemple manifeste de Gerhard Schröder et Gazprom, est aussi une alternative moins coûteuse et plus insidieuse à la coercition économique. Quand les moyens légaux ne suffisent plus, les États peuvent se tourner vers le monde du crime, à travers la conduite d’assassinats ciblés pour éliminer des opposants politiques, comme l’a fait la Russie pour les militants tchétchènes, ou la participation à toutes sortes de trafic pour maintenir la stabilité financière de son régime, à l’instar de la Corée du Nord. Cette frontière entre légal et illégal est d’autant plus poreuse dans le cyberespace.
La troisième partie, consacrée à « la guerre qui nous entoure », décline les principaux théâtres de conflictualité sous le seuil. En plus du droit (lawfare), de l’information (information warfare) et de la culture (culture war), Galeotti identifie « la vie » (chapitre 7) comme un autre domaine de la guerre politique, avec des armes comme l’aide au développement, l’eau, la santé, l’énergie et les migrations. Déjà mise en œuvre par la Libye et la Turquie, l’instrumentalisation des flux migratoires aux frontières polonaise et lettonne par le Bélarus a d’ailleurs été qualifiée d’« attaque hybride » par l’Union européenne.
L’essai de Galeotti pâtit, du fait de la forme choisie, de raccourcis et simplifications, que l’auteur reconnaît volontiers. On regrette un manque de définition des notions employées – « guerre hybride », « guerre de la zone grise », « guerre sans limites », « opérations non cinétiques » – et ce alors même que Galeotti en souligne le flou.
Surtout, l’argument central sur la raréfaction des conflits ouverts interétatiques ne tient pas à l’épreuve des faits, l’invasion de l’Ukraine par la Russie étant survenue quelques mois après la parution de l’ouvrage. Le panorama dressé reste néanmoins d’actualité, d’autant que l’auteur rappelle que les opérations sous le seuil peuvent aussi appuyer des actions cinétiques, et non pas seulement s’y substituer. Galeotti amorce une réflexion sur les stratégies de résilience des États, mais aussi du secteur privé et des citoyens, face à cette guerre politique « permanente » (chapitre 12). L’auteur invite à prendre en compte les avantages d’un monde instable, où tout théâtre de conflictualité porte des opportunités. La guerre du droit, par exemple, peut être une guerre juste (en passant du lawfare au lawfair) lorsque les instruments du droit international sont mobilisés pour poursuivre des criminels de guerre ou s’assurer de l’application d’embargo et de sanctions contre un pays agresseur ou un gouvernement sanguinaire. Pour Galeotti, les démocraties peuvent s’approprier, dans les limites qui se posent à elles, certaines formes de conflictualité sous le seuil afin de faire prévaloir leurs intérêts face à des régimes qui les déploient déjà, en réinvestissant le champ de l’influence, par exemple.
Dès lors, un défi qui se pose aux États démocratiques est d’allouer au mieux des ressources limitées afin de répondre à des menaces protéiformes : investir dans la masse des armées, dans l’aide au développement pour traiter l’instabilité à sa source, ou encore dans le développement de secteurs de niche, à l’image de l’Estonie dans le cyber.
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/11/2023 The Weaponisation of Everything