Guerre cognitive algorithmique : allons-nous perdre la guerre avant la guerre ?
Par Bertrand Boyer
Introduction
J’ai eu la chance cette semaine d’échanger avec M. David Colon. Au détour de la conversation, le terme “guerre cognitive algorithmique” a été évoqué. Mais de quoi s’agit-il exactement ? J’ai déjà un peu de mal avec “la guerre de l’information”, alors comment appréhender ce concept et que recouvre-t-il ?
Il y a quelques semaines, Marie-Doha Besancenot partageait sur un réseau social un rapport du “Special Competitive Studies Project” datant de novembre 2024 intitulé : “Decoding China AI-powered Algorithmic Cognitive Warfare”. Je ne l’avais lu qu’au prisme de l’article que je préparais alors pour le Rubicon sur les limites de l’influence en ligne.
J’avais tort.
Dans l’affrontement feutré qui s’ouvre, la maîtrise des données s’avère essentielle.
Cognitive quoi ?
Là où la guerre de l’information vise à modifier des comportements par l’action sur les perceptions, la guerre cognitive vise à influer sur les croyances et modifier notre “lecture du monde et des évènements”.
“More concretely, the goal of cognitive warfare is to use selective messaging to interfere with and control the beliefs of the enemy, here meant to include both warfighters and civilian populations.”
Le rapport porte donc sur l’approche chinoise du domaine. Il analyse ce que l’on appelle maintenant la « guerre cognitive algorithmique » et comment les développements de l’IA permettent un ciblage plus efficace. Pourtant, avant d’être algorithmique et “dopée à l’IA”, la guerre cognitive est un concept bien établi dans la doctrine chinoise depuis 2010 (Yu Yuanlai, Chen Qian, Mécanisme d’efficacité et choix stratégique des opérations du domaine cognitif, front idéologique et théorique) avec la mention du “domaine cognitif” (认知域). Dans ce cadre, la guerre cognitive est définie comme un agrégat de :
- Guerre d’opinion publique
- Guerre psychologique
- Guerre juridique et commerciale
- Guerre diplomatique
- Guerre technologique
- Guerre idéologique
On retrouve d’ailleurs les intuitions de Qiao Liang et Wang Xiangsui formulées dans “La guerre hors limites” en 1999.
L’objectif est alors de contrôler les croyances de l’ennemi par des messages ciblés. Cette forme de contrôle sur l’adversaire est considérée comme plus importante que l’utilisation de la puissance de feu traditionnelle :
“Potentiellement plus bénéfique que de détruire par la puissance de feu, de prendre le contrôle des troupes ou de conquérir des villes et des territoires.” – Chen Changxiao
Outre les aspects théoriques, le rapport souligne un point d’organisation essentiel qui place l’action cognitive dans la durée, quel que soit le cadre d’engagement. Les opérations cognitives sont ainsi réparties entre les agences militaires, de sécurité et de renseignement, gommant les frontières entre temps de paix et de guerre. Ainsi, la guerre cognitive est conçue comme un engagement permanent.
L’émergence de la guerre cognitive algorithmique
Avec l’apparition des médias sociaux, les chercheurs chinois ont commencé à préconiser une forme de guerre cognitive basée sur les algorithmes. Ces derniers sont alors vus comme des outils capables de :
“Créer un cadre cognitif flexible et de façonner les pensées et la cognition de l’adversaire sans qu’il ne le sache par la diffusion précise de messages tendancieux.” – Chen Changxiao
Les algorithmes sont perçus comme des “contrôleurs”, “portiers” et créateurs de “cocons d’information”. Cette notion est en réalité beaucoup plus puissante que la simple “bulle de filtre” car elle repose sur une stratégie de manipulation volontaire des algorithmes par les créateurs de contenus. Ainsi, le “cocon sémantique” résulte d’une analyse de l’intention de recherche de l’utilisateur. Ce n’est pas simplement des liens de proximité basés sur des interactions (like, commentaires, repost) mais une extrapolation de l’intention basée sur la sémantique. Par exemple, des contenus vont être volontairement liés pour favoriser la création de ce cocon. Vous recherchez une nouvelle paire de chaussures de running (exemple autobiographique douloureux de l’auteur…) ? Vous entrez dans un chaleureux cocon qui, depuis cette page marchande, va faire émerger des liens vers “plans d’entraînements”, “le matériel essentiel pour la course à pied”, “les plus belles courses de votre région”, etc.
“Un cocon sémantique est organisé en plusieurs groupes et sous-groupes de contenus qui ont de multiples liens entre eux.”
Le modèle opérationnel chinois en 6 étapes
Le rapport présente les opérations cognitives chinoises comme une succession de six étapes :
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Portrait de l’utilisateur : Les algorithmes identifient les audiences cibles à grande échelle, analysant l’état psychologique individuel et les tendances sociales. Tout part donc, une fois encore, du renseignement, de la veille et de la catégorisation des audiences.
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Attirer l’attention : L’IA génère du contenu personnalisé, basé sur l’état psychologique en temps réel, afin de désarçonner le “cadre cognitif” existant de l’utilisateur. C’est ici que l’exploitation des biais cognitifs, couplée à un ciblage fin, se révèle particulièrement efficace. C’est le “D” de la matrice DIMA.
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Suggérer des références : Les algorithmes font apparaître la viralité de certains sujets comme naturelle. C’est ici que l’on peut exploiter certains biais de la phase “Inform” de la matrice DIMA.
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Induire une réaction : Les algorithmes regroupent les individus dans de nouveaux “cocons d’information”. Nous sommes dans la phase “A” pour “Act” du framework DIMA.
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Intervention opportune : Des messages spécifiques sont utilisés pour s’assurer que ces “clics” évoluent dans la direction souhaitée. C’est une étape importante de retour sur action qui permet de maintenir la cible dans son “cocon”.
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Superviser la gratification : L’algorithme mesure la gratification sociale des cibles et modèle les dynamiques internes de ces nouveaux regroupements. Là encore, la gratification est un puissant vecteur d’enfermement dans un cadre cognitif (merci de liker et partager ce post pour me gratifier).
Conclusion
Au terme de la lecture de ce rapport, on peut considérer que le framework DIMA est adapté à l’analyse de la guerre cognitive et offre un cadre sur lequel nous pouvons bâtir des outils de détection et de défense potentiels. En outre, chaque étape du modèle opérationnel ci-dessus est optimisée et automatisée par l’usage de l’IA. Mais l’IA seule n’est rien sans les données…
Source originale : Guerre cognitive algorithmique : allons-nous perdre la guerre avant la guerre ?